Avec les confrères de France 3, Noé Salem et Régis Nusbaum, nous avons visité le poste-frontière Lessovo, du côté bulgare et turque. Nous avons voulu enquêter sur le quotidien des patrouilles et le passage des réfugiés. Coté turque, un groupe de réfugiés syriens nous a raconté comment ils ont passé la frontière et comment ils sont retournés en Turquie. Une voiture immatriculée 41176KA les a conduit quelques kilomètres à l’intérieur de la Bulgarie, où elle les a laissés. Avant, on leur avait pris tous les papiers d’identité, l’argent et les téléphones. Les gens qui nous racontent cette histoire dorment actuellement dans une rue de la ville turque d’Edirne. Je leur explique que la plaque de la voiture n’est pas bulgare, mais en vain. Je leur dis que s’ils avaient des passeports, ils auraient pu demander l'asile une fois arrivés au poste-frontière bulgare. Cela leur aurait évité de payer des passeurs, de se perdre dans la forêt et d’avoir été mordus par un maître-chien des patrouilles. Mais ils préfèrent retenter leur chance à partir de la Turquie et à travers la Bulgarie, pour rejoindre l’Allemagne. Ils disent que leur chance c’est 50:50.

Quelques heures plus tôt, avec les collègues de France 3, nous avions observé le travail de la police des frontières bulgare et comment les agents contrôlent les convois des poids-lourds qui viennent de Turquie. Le directeur adjoint des douanes M. Dimitrov nous donne le nombre exact de migrants arrêtés pour traversée illégale de la frontière : ils ont été 990 en 2014 et 750 depuis début 2015. Ces chiffres concernent seulement ce poste-frontière, qui est assez petit et où il n’y a pas une grande circulation de camions.

Des deux côtés du poste-frontière on est en train de construire la prolongation de la clôture de barbelés qui est censée dissuader les candidats à l’immigration. L’installation représente un rempart avec deux rangées de barbelés. Selon notre interlocuteur, l’objectif de cette clôture est d’empêcher les gens de risquer leur vie en traversant des passages boisés et de les orienter vers des passages par la plaine. Il faut dire que personne, ni les patrouilles turques et bulgares, ni l'ingénieur Koulaksazov qui dirige la construction du mur de barbelés ne se font des illusions sur l’efficacité de ce barrage. Ce mur de 4 mètres de haut ne pourra pas empêcher de passer des gens qui fuient les bombes. Pour le journaliste de France 3 Noé Salem, le mur arrêtera « seulement les plus faibles physiquement ».

Régis Nusbaum nous confie que pour l’Europe, ce mur incarne l’ironie de l’histoire. L’Europe qui vient de se débarrasser des « murs de la honte » de la guerre froide, maintenant en érige d’autres. Nous prenons des photos de la vielle clôture de fer rouillée, qui jusqu’en 1989 marquait la frontière. Près du vieux portail qui tombe en ruines est montée une des caméras de surveillance européenne. En ce moment, on nous regarde du centre de contrôle à Elchovo, de Sofia, ainsi que de tous les centres de contrôle des frontières dans l’UE. 

Régis nous parle du mur, de la responsabilité des Européens pour en arriver là, des espoirs et des attentes des réfugiés :

« Pourquoi ils viennent en Europe? Parce que l’Europe c’est l’endroit le plus proche, le plus sûr et où il y a le plus de richesses. C’est là qu’ils ont le plus de chances de trouver un refuge, du boulot et peut-être de rebondir. Est-ce qu’un mur représente une solution ? Non, ce n’est pas une solution, les murs tombent. Mais les pays de l’Europe occidentale, dont la France, l’Allemagne, et l’Autriche ont aussi une responsabilité à assumer. Ils ne sont pas en première ligne sur le front de l’immigration et actuellement ils délèguent le rôle de gendarme, de douanier, de policier à la Bulgarie, à la Hongrie, à la Grèce, sans leur donner les moyens pour faire face à cet afflux de populations. L’Europe doit prendre à bras-le-corps ce problème, au lieu de le laisser aux pays qui se situent à la frontières extérieure de l’UE ».

Le soir à la télévision, le reportage des journalistes de France 3 est déprogrammé, balayé par les images choquantes des milliers de réfugiés qui traversent la Hongrie et de la photo du corps du petit Aylan. Pour les téléspectateurs, la centaine de réfugiés qui sont quotidiennement accueillis dans le centre de Harmanli seront montrés le surlendemain. D’ailleurs, la plupart de ces réfugiés quittent le centre, après avoir reçu le statut de demandeurs d’asile. Ainsi, sur les 1465 réfugiés accueillis à Harmanli entre le 28 août et le 3 septembre, seul un tiers est resté, soit 995 personnes. A 50 kilomètres de là, du côté turque, rue Talat Pasha à Edirne, un père de famille avec sa femme et ses deux enfants attend, par voie postale, les quelques milliers d’euros nécessaires pour retenter sa chance à travers la frontière bulgare. Cet argent va de nouveau alimenter les réseaux de criminels qui organisent le passage par la Bulgarie vers l’Europe occidentale. Car la coopération entre les réseaux de passeurs est meilleure que celle entre États européens. Leurs gains sont garantis, quel que soit le résultat final. Pour le reste c’est le contribuable européen qui paye, là encore, peu importe le résultat final.

Crédit photos : Ludmil Fotev